retours d’expérience et perspectives

Dialogue entre design & pédagogie

Cet article propose un regard réflexif sur la collaboration entre l’Atelier des Chercheurs (collectif de designers) et Nolwenn Guillou (directrice de l’école Blé en Herbe et enseignante de maternelle). La conversation éclaire comment s’est déroulée en pratique la collaboration entre les designers et l’enseignante et insiste sur le temps de « résidence » passé à l’école du Blé en Herbe qui a été l’occasion de travailler en immersion dans la classe de Nolwenn avec les élèves.

… S’approprier la notion de co-design

Nolwenn

Autant, on me dit partenariat, collaboration, je vois bien. Autant, on me dit co-design, je ne me sens pas assez pointue.

Pauline

Oui, la définition reste un peu floue. Il y a beaucoup de courants et de méthodologies différentes labellisés « co-design », ce qui fait que ce n’est pas toujours évident de s’y retrouver. On pourrait commencer par décrire avec des termes simples et propres à chacune ce que nous avons fait.

Les préoccupations initiales

Nolwenn

Je précise le contexte de la classe : c’est une section enfantine de 30 élèves, ça veut dire toute petite section, petite section, moyenne section et grande section et ces 30 élèves sont répartis non équitablement entre les niveaux. Il n’y a que 4 élèves de grande section et 16 de petite section, ce qui fait un déséquilibre assez net. Avec un choix et une orientation pédagogique axés sur le développement d’activités qui mettent en œuvre l’autonomie et la coopération. Cette année pour la première fois, des plans de travail sont mis en place pour les enfants de petite et moyenne sections et les grands, eux, font des activités autonomes extraites de ces plans de travail.
Donc plan de travail, cela suppose des compétences spécifiques très ciblées, avec 3, 4 ou 5 activités manipulatoires à mener pour les travailler et accéder à une séquence de validation par ce que j’appelle un bac blanc. Le bac blanc, c’est donc un bac de validation avec une activité à réaliser, il valide un niveau d’une compétence.

Dans ce contexte, j’ai une double question.

  • Première question. Puisque ces plans de travail sont complètement individualisés (c’est-à-dire qu’un enfant peut être au niveau 2 sur une compétence alors que l’autre est déjà au niveau 4) et que l’activité réalisée elle-même est individuelle ou duelle, comment je fais, moi enseignante, puisque je ne peux pas me démultiplier et que je dois être disponible pour celui qui a des difficultés, pour faciliter et créer les conditions favorables à l’autonomie du très jeune enfant, sans perdre du « temps de maîtresse » ? Par exemple, réexpliquer les consignes, ce n’est pas forcément du temps de maîtresse efficace si on a un autre moyen pour le faire.
  • Deuxième question. Puisque ce ne sont que des activités manipulatoires et donc éphémères, comment garder une trace efficace de tout ça ? Une trace efficace à la fois pour l’élève, pour d’autres élèves, pour moi en tant qu’enseignante et pour les familles ?

Voilà mon point de départ et mon S.O.S.

Pauline

Je vais essayer d’être aussi claire et synthétique que toi !
Le positionnement de l’Atelier est particulier parce qu’il cherche à intégrer design, recherche et… j’ai envie de dire « politique ». Notre point d’entrée et notre légitimité sont d’abord bien sûr du côté des questions de design et notamment de design d’interaction (design d’interfaces numériques). Mais nous sommes en fait plus attachés à des façons de faire, à des méthodologies de travail et de collaboration, qu’à des projets ou des sujets bien définis pour lesquels nous serions appelés comme experts. Selon nous, les enjeux sociaux et éthiques relatifs à l’usage des technologies numériques font que les moments de conception et d’intégration de telles interfaces doivent être des moments privilégiés d’échanges, d’apprentissages mutuels et de recherche à travers des expérimentations partagées, avec une participation la plus ouverte et démocratique possible. Et ce encore plus dans le contexte de l’école.
Au centre de cette démarche, les questions relatives à la documentation du processus de conception sont évidemment centrales car une telle documentation permet ensuite de revenir sur ce qui s’est passé avec nos partenaires, de nous interroger, de débattre et d’ouvrir de nouvelles perspectives.
Avant qu’on ne travaille ensemble, cela faisait déjà plusieurs années que nous travaillions avec cette approche dans des contextes scolaires et nous avons développé des outils numériques de production de traces et de contenus numériques, dont do•doc, qui a suscité ton intérêt. J’ai même conduit une recherche doctorale sur la question de la production de traces pour apprendre et du co-design d’outils numériques adaptés à partir d’une étude dans une classe de CP. Nous étions donc ravis de pouvoir poursuivre ce travail avec d’autres !

La mise en place du partenariat et les attentes

Pauline

Pour toi, ce sont donc ces questions-là qui ont guidé la démarche et tu es rentrée en contact avec nous parce que tu voulais de l’aide là-dessus ?

Nolwenn

Complètement. Parce que je sais que je n’ai ni l’expertise, ni l’expérience sur ce domaine-là, à la fois du design et de l’intégration de ces dimensions dans la classe. Ce sont mes limites d’enseignant, mais le partenariat cherche bien à répondre à des questions d’ordre pédagogique d’abord. Je ne connaissais pas votre travail et lorsque j’ai échangé avec Lionel Rault (Conseiller pédagogique départemental - Référent pour les Usages du Numérique dans les Côtes d’Armor) sur les difficultés que j’avais, il m’a parlé de vous en disant : « il y a des personnes qui répondront certainement très bien à ça et qui, en tous les cas, réfléchiront avec toi là-dessus. »

Pauline

Quelles étaient tes attentes quant à cette rencontre ? Et quelle forme de relations tu imaginais ?

Nolwenn

Comme je connaissais Lionel, je savais d’après ce qu’il me disait de votre façon de travailler, que ce ne serait pas : « j’ai une question, vous apportez la réponse ». Il y aurait une réflexion commune parce qu’il y a un intérêt aussi de votre part sur ces questions-là. Donc c’est vraiment une avancée conjointe. Après, j’ai aussi une habitude du travail en partenariat qui fait que je sais que quand on réfléchit ensemble, on affine déjà sa réflexion, parce que les questions de l’autre transforment la compréhension du problème. On va cibler sur des choses spécifiques et cela va amener d’autres ouvertures auxquelles je n’aurais pas forcément pensé. Par exemple, en ce qui concerne la trace, je me demandais au départ seulement comment en garder une. C’est par notre discussion qu’a émergé l’idée de développer l’attitude critique des élèves vis-à-vis de la trace qu’ils prenaient.

Pauline

Oui, j’étais très enthousiaste après nos tous premiers échanges téléphoniques de sentir qu’on partageait une perspective commune sur la manière de collaborer et que tu étais très ouverte à l’expérimentation.
Après une première rencontre à Paris et des échanges répétés par lesquels on a confirmé notre envie de travailler ensemble, il a été vite question que nous venions dans ta classe tester des choses avec toi. C’est quelque chose qu’on considère comme très important pour une collaboration durable et intéressante : consacrer des moments, qui peuvent être courts, mais dans lesquels on est tous dédiés au projet et en immersion pour mieux comprendre comment nos partenaires travaillent concrètement, quelles sont leurs contraintes au quotidien, comment se manifestent en pratique les préoccupations sur lesquelles on échange, etc. Nous appelons ça le moment de résidence.
Est-ce que le format de la résidence est quelque chose d’habituel dans le cadre scolaire ?

Nolwenn

Je pense qu’habituellement, la résidence, ça peut être très consommateur. Ça veut dire que, la plupart du temps, tu vas avoir un artiste qui vient en résidence. Souvent ce sont les communes qui le lance, donc c’est une autre démarche sur l’engagement enseignant. L’artiste vient pour apporter sa pierre à un projet ou pour travailler une technique spécifique mais, à mon sens, l’enjeu dans ces cas-là n’est pas sur le champ de la réflexion. C’est pour ça que peut-être le côté « co- » de co-design est particulier, c’est-à-dire qu’il n’y a pas simple consommation de l’intervention, mais des avancées partagées sur la réflexion.

… La résidence : élément clé

Une relation en pratique

Pauline

Si on revient à la notion de co-design, ce qui n’est pas toujours inclus, c’est cette importance du faire ensemble pour réfléchir ensemble. Parce que le co-design peut comprendre des phases de prototypage et de discussion autour de scénarii possibles, mais on n’est pas forcément dans du « faire ensemble » de manière située et concrète, dans les situations telles qu’elles sont vraiment…
Comment as-tu réagi à ce format de résidence, tel qu’on te l’a proposé ?

Nolwenn

Ça peut être un peu inquiétant puisqu’il y a toute une partie que je ne maîtrise pas du tout sur le contenu. Donc il peut exister une crainte que ce ne soit pas à la hauteur ou que ce soit pas viable par rapport à ce que moi je propose. Par contre, les discussions qu’on avait eues avant confirmaient qu’il y aurait un enjeu partagé. Pour moi, par rapport à mon ressenti personnel aujourd’hui, je pense que c’est fondamental pour que ce soit efficace.

Pauline

Tu veux dire qu’un temps partagé d’immersion et d’expérimentation dans la classe est facilitant ?

Nolwenn

Oui, avec une mise en œuvre directe avec les élèves surtout. Parce que si on ne travaille qu’entre adultes, après moi je me retrouve seule dans la classe à devoir mettre en œuvre ce dont on a parlé et là, il peut y avoir une zone d’inquiétude qui pourrait empêcher de se lancer. Alors que dans le cadre de la résidence, on le fait ensemble et ça m’a complètement rassurée sur la pratique.
Le risque si vous ne venez pas en résidence, c’est qu’on travaille sur un beau projet, mais que ça en reste au niveau de l’échange. Pour deux raisons : soit, je ne vais pas me sentir à l’aise pour me lancer, soit parce qu’on avance dessus le week-end et le lundi, la classe reprend et je ne prends pas le temps de le mettre en œuvre. Alors que là, comme vous êtes venus, il y a d’une part un engagement certain et avéré — tu peux pas ne rien faire après ça — et d’autre part, je l’ai fait avec vous d’abord, donc je me sens plus en confiance. Cela n’empêche pas que je vous ai reposé des questions après. Mais c’est un accompagnement très efficace pour se lancer et pour les élèves aussi d’ailleurs.

Pauline

Oui, c’est vrai que les élèves peuvent devenir moteurs après sur certaines choses parce qu’ils en ont fait l’expérience.

Nolwenn

Oui, et là pour ma classe, c’est officiel et affirmé qu’on va faire comme ça. Donc tu ne peux plus prendre l’excuse du « on fera ça à la rentrée prochaine ». Et puis tu l’as dit aux parents aussi, donc tu es tenue de le faire et plus en confiance.

Une ouverture du champ des possibles

Pauline

Et quels espaces de liberté ou quelles surprises ce format a peut-être amené entre ce que tu avais comme question et ce qui a été testé ? Est-ce que certaines choses se sont écartées de tes questions initiales ?

Nolwenn

Alors écartées, non, mais ouvertes davantage. Déjà, sur les possibles que vous proposez, je n’aurais pas pu les envisager parce que je ne connais pas ces outils-là. Ensuite, vous vous intéressez aux questions que je me pose, donc il y a un approfondissement et une ouverture par un champ de possibles que vous m’ouvrez.

Pauline

Dans la pratique ou dans la discussion ou les deux ?

Nolwenn

Les deux. Quand on s’est vus à Paris en amont, il y a eu déjà beaucoup de choses qui se sont construites et qui ont permis de réfléchir encore plus loin.

Pauline

Oui, on n’est pas du tout dans la recherche de solutions, ou en tout cas pas dans un premier temps. Au contraire, on a plutôt cherché à redéfinir des questions ensemble pour avancer conjointement.

Quel suivi ?

Pauline

Quelles sont limitations que tu vois à ce format ?

Nolwenn

Alors, il faudrait renouveler la résidence ! Donc budgétaires. Il faudrait pouvoir faire un suivi après. C’est très bien une semaine en résidence pour un lancement. Par contre si on veut vraiment que ce soit efficace, on se revoit tous les 6 mois, on refait le point. Là, on le fait par email, par téléphone, ce qui est déjà très bien et merci à vous d’avoir ce suivi-là. Mais cela étant, même au niveau des élèves, pour les deux partis d’ailleurs, on refait une résidence 6 mois après – ça semble un compromis raisonnable. Et là, c’est idéal !

Pauline

Oui, je suis tout à fait d’accord, ce serait quelque chose à proposer. Si on veut que ce soit efficace, je pense qu’il faut considérer l’appropriation de ce qu’on a mis en place pendant la résidence comme le plus gros de la conception ! Et c’est dynamique, ça se poursuit tous les jours avec les élèves. Il paraît donc important de faire un suivi, ne serait-ce que sur les questions techniques et d’équipement, mais aussi de réalimenter la réflexion et de refaire le point régulièrement.

… Gestion des espaces, choix pédagogiques, intégration du numérique : design d’un système.

Penser système

Pauline

Sur les questions que tu as posées au début, on voit que l’intégration des outils numériques nécessitent forcément de repenser tout le système de la classe. Cette vision systémique avec les multiples dimensions qu’elle laisse entrevoir peut donner un peu le vertige. Ça paraît tellement énorme que ça peut en être décourageant.
Comment est-ce que tu as procédé ? Quel a été le point d’entrée de ta réflexion ?

Nolwenn

Dans la réflexion, c’est très progressif. À l’origine, c’est très concret : il y a la présence de cabanes dans ma classe et ma difficulté sur la transmission des consignes (avec une démultiplication des consignes à donner en permanence et à tous, donc un problème de disponibilité). Donc l’idée des capsules vidéo-consignes, elle est apparue depuis le début que je suis dans cette classe-là. Ma réflexion a mûri et je me suis dit : « Consigne… est-ce que c’est forcément moi qui la donne ou est-ce que ça devient un tutoriel ? Si ça devient un tutoriel, il faut que j’ai les moyens de les enregistrer et que les élèves puissent y avoir accès ». Puis il y a eu un long moment de maturation — et je parle en année.
Et c’est aussi l’avantage de travailler ensemble : si moi j’ai une question qui est trop vaste à l’origine, vous allez savoir me dire : « Attends, on y va point par point ». Ou encore si j’en ai une qui est trop fractionnaire, alors on la remet en contexte – et c’est bien l’intérêt de ne pas réfléchir tout seul aussi. Ça devient rassurant.
Quand nous nous sommes rencontrés la première fois et qu’il a fallu formaliser ce qu’on s’était dit sur la notion de trace, là ça me paraissait trop vaste et je ne m’y retrouvais plus. C’était très compliqué à mettre sur le papier parce que c’était encore trop frais. Là encore, il faut un temps de maturation, des deux côtés.
Et puis en toute humilité, savoir se dire que si on ne met pas en œuvre tous les possibles qu’on a évoqués, c’est pas grave. On sait qu’il y a d’autres choses qu’on pourrait faire et qu’il y a encore beaucoup d’autres potentiels, mais il faut commencer quelque part. Par contre, faire directement et de façon réelle ce qu’on a posé, là oui, c’est important. Sinon, le risque, comme je disais, c’est qu’après tu ne le fais plus.

Et concrètement, le lien entre numérique et espace…

Nolwenn

Je pense que tout choix pédagogique et toute intégration d’outils ont des répercussions sur l’espace, nécessairement. Ici, mettre à disposition des élèves des outils qui permettent d’avancer sur la trace et l’autonomie va forcément redéfinir des espaces parce que ça veut dire que dans certains espaces il n’a plus besoin de la présence de l’adulte. Donc la classe se réorganise autour de nouveaux espaces, comme par exemple des espaces d’échanges et de partage.

Pauline

Pour nous, c’était assez frappant de voir qu’en effet, pour toi c’était complètement logique de réfléchir à l’espace lorsqu’on parlait de numérique. J’imagine que d’avoir repenser entièrement l’école n’y est pas pour rien !
La question de l’espace pour nous est apparue très tôt lorsqu’on développait nos premiers prototypes de production de contenus numériques. Le tout premier prototype était une station de prise de vue mobile conçue pour des ateliers qu’on menait avec des élèves de primaire. On avait remarqué à quel point l’endroit où on posait le prototype dans la classe était essentiel. La circulation changeait, les activités dans cet espace changeaient, les élèves développaient de nouvelles manières d’être entre eux, de se parler. C’était fascinant.
Au fil de nos recherches, on a retrouvé les mêmes phénomènes. Donc, alors même que la question de l’espace est souvent considérée comme secondaire, on essaie de la prendre en compte au maximum lorsque l’on conçoit l’interface. C’est pour ça que dans le cas de do•doc par exemple, on a passé beaucoup de temps à se demander comment faire un outil qui ne soit pas une simple interface, de façon manifeste, pour que cette question de l’espace devienne saillante. On a donc essayé de créer un outil qui soit le plus possible adaptable à n’importe quel espace, véritablement modulaire en fonction des activités et des styles des enseignants, qu’on ait besoin d’une station fixe de prise de vue ou d’une version légère sur tablette ou téléphone. La production de contenu numérique suppose des temps très différents, certains très rapides où saisir un instant est essentiel et d’autres, plus longs, où on édite, on commente, on assemble… Les espaces doivent être pensés en fonction de ces temps dans une sorte d’orchestration, et les appareils doivent pouvoir facilement communiquer entre eux pour qu’on puisse retrouver le contenu partout.
Dans ta classe, les cabanes en bois semblaient juste attendre qu’on y développe des stations de prise de vue, c’était idéal. Mais finalement, les tablettes étaient ce qui permettait aux élèves de prendre des traces de leurs activités manipulatoires. Ensuite, dans un deuxième temps et dans le coin regroupement, on pouvait faire de la remédiation en classe entière à partir de ces traces. L’orchestration pédagogique, matérielle et spatiale de ces temps est donc essentielle.

Nolwenn

Oui, les stations, l’équipement mobile, le fait qu’on puisse vidéo-projeter… je peux réorienter de façon souple et mon exploitation de l’espace devient complètement libre et adaptable. C’est cette liberté qui est fantastique.
En plus, je n’ai pas besoin de regrouper tout le monde à chaque fois, ce qui prendrait énormément de temps. Je peux à un moment donné dire : « hop ! on fait une petite pause, regardez ce qu’a fait untel », depuis l’endroit où ils se trouvent. Donc là c’est à moi de penser si le « de là où ils sont » est efficace ou non. Et sur les circulations aussi. Si j’imagine qu’ils peuvent aller chercher la tablette ou aller à la station quand ils veulent, je ne peux pas faire des groupes de tables démesurés qui feraient des circulations problématiques alors que déjà ils se lèvent pour aller chercher leur matériel d’atelier.

Pauline

Et la station dans la cabane, les élèves y vont à quel moment ? Ça s’organise comment ?

Nolwenn

La station n’est pas surexploitée pour l’instant, c’est surtout les tablettes. Parce qu’il y a peu de constructions ou de résultats d’atelier qui soient déplaçables. Et on n’a pas encore commencé le versant « création de tutoriels ». Donc on l’a testé mais un peu artificiellement pour le moment. Elle n’est pas intégrée encore de façon réelle.

Pauline

Et tu ne l’utilises pas, par exemple, si certains sont en avance, ont fini ou manifestent une envie de faire une vidéo ? Est-ce que tu en envoies certains raconter des histoires libres ?

Nolwenn

Pas encore, je vais reposer tout ça à la rentrée. Quand on l’installe à la rentrée, ça devient complètement ancré dans le fonctionnement de la classe. Ils sont petits donc il faut les préserver aussi sur la surcharge. Là déjà, utiliser la tablette pour les traces, ce n’est pas rien et ils l’ont très bien intégré. Même les grandes sections qui sont moins parties prenantes sur ces ateliers, ils vont chercher les tablettes.
Et sur la dimension projet on ne l’a pas exploitée encore non plus parce qu’on est trop tard en fin de projet. Par contre sur les projets que je vais lancer à la rentrée prochaine, ce sera notre moyen de communiquer et de produire des traces aussi.

Pauline

Et sur les tablettes, quand ils prennent une photo, toi tu la récupères, tu regardes et tu projettes en permanence ? Est-ce que c’est du temps réel ? Tu surveilles d’un coin de l’œil ce qui est pris en photo ?

Nolwenn

Non. Comme ils sont en train d’apprendre à s’en servir, ils viennent encore me montrer systématiquement. Donc pour l’instant je vois tout dans le temps de la classe. Mais l’idée c’est que je puisse regarder plus tard, au calme, ce qui est important pour être complètement centrée. Et puis cela permet également d’être disponible dans le temps de la classe à ce qu’on est en train de faire et avec ceux qui en ont besoin.

Pauline

Et tu as des exemples de remédiation que tu as fait immédiatement ?

Nolwenn

Sur la pâte à modeler c’est flagrant. « Voilà une réalisation ! » Hop, tu la projettes et pour ceux qui ont déjà travaillé cette compétence, ils la valident et pour ceux qui ne l’ont pas encore travaillée, l’enfant peut prendre trois secondes pour expliquer comment il a fait. Donc là, c’est super efficace. Mais ça ne dure pas trois heures : on pose, on intervient et puis après chacun reprend son cours.
C’est aussi efficace pour les consignes. Quand tu le fais en groupe, c’est assez fastidieux et puis ce n’est pas forcément ce qui les concerne à ce moment-là, donc ils ne vont pas forcément retenir. Alors que là, c’est à partir d’une production d’un élève, on en parle très rapidement et à mon avis c’est plus efficace.

Frustrations et questionnements

Pauline

Est-ce que tu as senti des moments de tensions – de flottement – de frustration ou d’insatisfaction ?

Nolwenn

Insatisfaction non, pas du tout. Par contre en questionnement, je te dis ce moment-là où j’écrivais sur la trace, là ça devient un peu débordant et du coup un peu inquiétant. Et là, j’ai fait une pause pour que ça se pose. Comme il y avait plein de choses auxquelles je n’avais pas pensé au départ, tu repenses les possibles. C’est le principe de l’entonnoir, on a besoin que tout se brasse et que ça se pose. Cette phase-là est liée à la démarche.

Pauline

Ça, c’est sur la phase de réflexion. Et dans la pratique, dans la phase de résidence par exemple ?

Nolwenn

J’ai eu la sensation de ne pas être très disponible, parce que j’étais dans la classe. Donc une petite frustration, en espérant que ça n’ait pas été gênant pour vous. C’est une question que je me suis posée. Sinon, non, car on était sur le mode expérimental de manière assumée, donc pas de pression de temps ni de résultats. On est en train de chercher ensemble, on propose… Il faut être disponible au nouveau et à l’imprévu parce que sinon, on n’est pas en train d’expérimenter mais d’appliquer.

Pauline

Ce n’est pas évident d’adopter cette optique-là : de transformer la manière dont on a l’habitude de faire tout en n’ayant pas forcément d’objectifs très définis et de laisser émerger les choses progressivement sur le mode de l’essai-erreur. Comment tu l’as vécu ?

Nolwenn

Personnellement, ce n’est pas quelque chose qui me gêne. Tu ne maîtrises pas complètement l’appropriation par les élèves. Donc on a une trame mais on s’autorise des modifications et ajustements.
Quand on dit « lâcher prise », ce n’est pas lâcher tout court, mais s’autoriser à avoir des doutes, à les verbaliser. Il y a une question de confiance à établir entre les partenaires et notamment sur les enjeux et sur la finalité qui est de réfléchir ensemble. Après sur les questions, il faut pouvoir poser des questions « bêtes » et chacun a son expertise. C’est la conjonction de ces expertises qui fait avancer.

… Institutionnalisation : « jouer » dans le cadre

Pauline

Par rapport à d’autres enseignants, tu ne parles pas de pressions institutionnelles ou de la peur d’être rappelée à l’ordre. Nous n’avons pas eu par exemple besoin de définir des objectifs très précis à atteindre, ce qui peut être bloquant et empêcher l’expérimentation. Comment tu l’expliques ?

Nolwenn

Non, parce que je suis certaine d’être dans le cadre et que, dans ce cadre, on a cette liberté-là. De ça, je suis sûre. Et il faut assumer cette dimension expérimentation, même si elle n’est pas toujours facilitée.
Lorsque j’ai dû remplir le dossier de demande de partenariat avec un intervenant extérieur par exemple, quand tu vois le formulaire, c’est un formulaire d’intervention-consommation. C’est très précis, très ciblé avec une action bien définie. Là, on était dans le cadre d’une expérimentation et j’ai dû rappeler la conseillère en disant « je veux bien remplir le formulaire mais je ne peux pas remplir ce dossier-là. ». Par exemple, ils me demandaient les horaires d’intervention et ce qu’on allait faire en découpant différentes phases. Or ce sont des choses non connues. En revanche, je peux dire : « toute la semaine, les designers seront là avec les élèves et on mènera des activités dans cette intention-là ou dans le cadre de cette réflexion-là. »
Là, il y a en effet un cadre à créer et je pense que cette question est la bienvenue. C’est la même question lorsque François Taddei cherche à engager efficacement des partenariats entre scientifiques, chercheurs et praticiens dans un cadre expérimental. On sait sur quoi on va réfléchir et de toute façon on va avancer. On sait que si on n’aboutit pas sur un quelque chose de fini et de transférable tout de suite, on fait néanmoins avancer la réflexion et c’est le premier objectif affirmé. Le cadre institutionnel actuel n’est pas forcément facilitant dans cette perspective. En plus, toutes les contraintes sécurité jouent à cet endroit-là aussi.
Maintenant sur la question des apprentissages, je sais que je suis dans le cadre des attentes institutionnelles sur les apprentissages.

Pauline

Le cadre que l’on se fixe doit être de l’ordre de la définition d’un enjeu ou d’une question, mais il ne doit se transformer en des objectifs bloquants de résultats, je suis d’accord. Et aussi, je rajouterai que pour que ces formes expérimentales se développement, il faut penser aussi au financement et à la valorisation de ces formes de travail. Il faut souligner ici que ce temps de résidence passé à l’école du Blé en Herbe a simplement été défrayée par l’Académie de Rennes. Mais déjà cette compensation a été longue et compliquée à mettre en place et on en remercie l’Académie. C’est un vrai enjeu que de faire exister ce genre de collaboration durablement et de l’institutionnaliser à mon sens.
En tout cas, cette liberté d’expérimenter ensemble pour nous est essentielle, car sinon chacun est réduit à sa spécialité et on travaille en silo, ce qui appauvrit énormément la qualité de ce qui est mis en œuvre. On se bat un peu contre l’image qu’ont les designers d’avoir des « solutions », c’est-à-dire finalement d’être des prestataires de service, qui auraient des réponses ou des produits clé en main à des problèmes génériques.
D’ailleurs, un des signes de réussite d’une résidence pour nous, c’est lorsque nous avons changé d’avis sur une question ou que nous avons modifié nos façons de faire : ça veut dire que nous avons réussi à échanger de manière authentique avec nos partenaires — et à priori, c’est un signe que ça s’est passé dans les deux sens.

Nolwenn

Oui, mais avoir des objectifs précis, ça peut être reposant par contre. On se serait dit : « on vise à rendre possible l’édition de tutoriels par les élèves », voilà… on ne se prend pas la tête et ça devient un outil efficace dont d’autres peuvent s’emparer, qui est un peu la démarche qu’on nous demande.
Tu vois, quand je parle de ce qu’on a fait, c’est un peu flou pour les autres. Il faut qu’ils viennent voir pour comprendre concrètement comment tout cela est mis en œuvre dans la classe. Ce n’est pas dans les habitudes, pas du tout.

Pauline

Mais l’enjeu du co-design, pour moi, il est là justement. Amorcer l’envie de travailler de cette manière et d’en montrer l’intérêt. Et au début, ce n’est pas quelque chose de facile, parce que c’est un brin déroutant !