L’insertion des objets numériques notamment dans les dispositifs de formation transforme lentement, insensiblement mais sûrement les gestuelles des acteurs de l’éducation, alors même que dans la vie quotidienne les modifications ont été radicales et rapides. Ce constat n’a de sens qui si l’on est capable de l’intégrer dans un ensemble plus large, celui des processus de transmission des savoirs. Les machines numériques ont eu des incidences sur les gestes qui sont constitutifs de la professionnalité des enseignants, sur leur posture de métier. En investissant son lieu de travail l’enseignant adapte ses gestes par un processus de plasticité technico/professionnelle.
Le geste investit l’espace, l’espace organise le geste. En se déplaçant, en restant immobile, en activant nos bras, en articulant nos mains et nos doigts, en adaptant la posture de nos corps, nous ne faisons rien d’autres que d’habiter le lieu. Enseigner c’est habiter
La question que je voudrais soulever (...) est celle de la compréhension du » De quelle façon habitons nous l’espace de formation ? Comment le geste numérique s’insère dans cet habitat ? »
Le geste s’adapte t-il à l’habitat ou est ce l’habitat de formation qui doit évoluer avec ces gestuelles émergentes ?
L’utilisation du verbe habiter peut sembler compréhensible par tous car son contour conceptuel semble évident. Est ce bien sûr ? La polysémie de l’habiter nous oblige à en définir les contours étymologiques.
Je vais tenter de raisonner à partir du postulat suivant :
Apprendre et enseigner c’est habiter un (des) lieu[x]. À l’intérieur de ceux ci des gestes sont déployés, ils sont la dimension de la posture professionnelle, qui est elle même est la dimension du principe de : habiter son métier.
- Quelle est l’étymologie du verbe habiter ? Mon travail m’a amené à lire une thèse de médecine de Lucie Girardon, soutenue le 25 janvier 2011 à l’Université Claude Bernard Lyon 1, intitulée « La place de l’ « habiter » dans le corpus psychiatrique contribution à une approche historique clinique et institutionnelle » [1]
Dans la première partie, le grand 2 est intitulé "habiter, étymologie, liens originels" . On peut y lire une analyse fouillée du sens de l’habiter. Je vous invite à lire en détail cette partie. Je vais citer quelques passages pour étayer mon argumentation. Ce qui m’intéresse, à l’évidence, c’est le pont commun qui semble s’établir entre la réflexion sur l’enseignement et celle de la psychiatrie. Michel Foucault avait donné de nombreuses réponses à l’existence de ce pont intellectuel [2]
- Quelles sont les racines du mot habiter ? Bien sûr il faut commencer par dépasser le sens premier, commun à la vie quotidienne, celle que le langage a instauré dans notre civilisation, dans nos usages verbaux usuels :
« Habiter est une notion complexe, dont l’acception dépasse celle du logement, du refuge ou de l’abri. » L.G, Thèse
Habiter est une spécificité humaine, ce que Martin Heidegger définit comme une « condition de l’homme »
« L’habiter peut être abordé comme un des fondements qui permettent de penser l’essence de l’homme, en ceci qu’il n’y a que l’homme qui habite. Et ce, depuis qu’il y a de l’homme » « A l’origine bauen veut dire habiter. (…) Le vieux mot bauen, auquel se rattache bin, nous répond : « je suis », « tu es », veulent dire : j’habite, tu habites. La façon dont tu es et dont je suis, la manière dont nous autres hommes sommes sur terre est le buan, l’habitation. Être homme veut dire : être sur terre comme mortel, c’est-à-dire : habiter [ 3]. » L.G, Thèse
« Habiter vient du latin habere qui a produit les termes suivants – habitare, habitus, habitudo, habitatio, et habitaculum » . L.G, Thèse
Quatre termes m’intéressent particulièrement :
« habere
« Le sujet de notre travail nous amène à considérer tout particulièrement les définitions suivantes, appartenant au sens propre d’habere : avoir, avoir en sa possession garder, tenir porter un vêtement habiter, se tenir quelque part se habere ou habere seul : se trouver, être. Nous constatons ici que les termes habiter et porter un habit, aux emplois usuels bien différents, se côtoient au sein des définitions de habere. » L.G, Thèse
« Habitus, a, um, participe de habeo (habere)
Bien portant, bien en chair
Habitus, us,m, substantif de habeo (habere)
Manière d’être, dehors, aspect extérieur, conformation physique, attitude, contenance
Mise, tenue, vêtement, costume
Manière d’être, état
« [philo] Manière d’être acquise, disposition physique ou morale qui ne se dément pas. »L.G, Thèse
« habitaculum
« habitaculum dont le sens propre est « demeure », et le sens figuré, requérant davantage notre attention, est « demeure de l’âme, c’est-à-dire le corps ». Habitaculum, dérivé de habitare, à l’origine entre autres de « habitacle », contient donc dans son sens premier l’idée selon laquelle le corps est la demeure de l’âme. Le corps comme habitacle de l’âme, de la pensée. Nous reviendrons sur ces questions et sur le fait qu’ habiter renvoie l’homme à ses premières expériences en la matière, à savoir son premier habitat (et habitacle), le ventre maternel. » L.G, Thèse
« habitude
« Les liens entre habitude et habitus sont source de nombreux écrits philosophiques. Citons simplement Merleau- Ponty qui, plus qu’à la différenciation habitus/habitude à laquelle tenaient certains auteurs tels Husserl, s’est surtout intéressé à la distinction habitude/ coutume. Merleau- Ponty parle des « habitus du corps » sans distinction franche avec les habitudes, et dit de l’habitude qu’elle « n’est ni une connaissance ni un automatisme », c’est « un savoir qui est dans les mains ». Nous avons vu que habitude et habit possédaient la même racine. Force est de constater qu’ il en est de même pour un couple synonyme, le couple coutume – costume : tous deux proviennent du latin suescere (s’habituer, s’accoutumer) et plus loin encore du grec ethos. Habitude et habit, coutume et costume, deux couples inséparables comme l’atteste l’étymologie. » L.G, Thèse
En éducation nous pouvons reprendre cette entrée étymologique pour construire une réflexion sur le lien entre le geste et l’espace. L’émergence du numérique a eu des conséquences sur l’habiter. Notre espace professionnel est à la fois identique et différent. La machine est venue s’intercaler dans les rapports entre les individus. Les changements des espaces professionnels s’inscrivent dans un temps long quand la modification de nos gestuelles est effective.
- Comment devons nous inscrire l’habere, l’habitus, l’habitaculum et l’habitude dans ces cadres évolutifs ?
- Que signifie donc l’expression Nous habitons ?
La manipulation des prothèses numériques mises à notre disposition redéfinit nos routines. Nous adoptons d’autres postures professionnelles au gré des changements technologiques. Au propre comme au figuré nous endossons un costume, un habit professionnel, fruit, pour partie, de ces gestuelles. Après l’étymologie, il y a le langage qui entre en écho. Des expressions du quotidien métaphorisent le corps, le geste, les habits et l’habiter :
- Celui de l’habit, du vestiaire professionnel, qui est de l’ordre du choix de l’incarnation d’un statut. « l est habillé comme un prof ! » ;
- Celui du statut professionnel. « Endosser son costume professionnel » pour signifier que l’on incarne une représentation sociale, une autorité. Les enseignants, les IPR, les chefs d’établissements, les inspecteurs généraux, les doyens, les présidents d’Universités vont « s’habiller » pour incarner ;
- Les moins nuancés de la profession diront qu’un enseignant, un élève, un étudiant, un supérieur hiérarchique est un « demeuré » ;
- Lorsque l’on est désemparé on dit que l’on « se sent nu » , le langage plus familier génère l’expression « Je me suis retrouvé à poil » . Dans le domaine de l’invective, « on taille un costume« , on « habille pour l’hiver » , son interlocuteur ;
- Le mépris, la peur castratrice de l’autre fait dire sans nuance « qu’il n’a pas de c**illes » ;
- Dans l’évaluation d’une fonction on peut estimer « que le costume est trop grand pour lui ou pour elle » ;
- Un enseignant passionné est « habité par son métier » ;
- Une personne met « la dernière main à son ouvrage » , elle est à « deux doigts de réussir » ;
- Dans une situation conflictuelle on est dans « un corps à corps » . On définit son espace professionnel, son aire d’activité.
Dans ce corpus d’expression le geste et le corps ne sont jamais absents. Ils auraient même tendance à rebattre les cartes de la spatialisation physique et sociale puisqu’il convient d’inventer, de routiniser des gestuelles. nous avons à qualifier d’autres façons d’habiter notre espace socio-professionnel.
Puisque nous avons à définir et à comprendre une nouvelle gestuelle dans le but de l’installer durablement dans les pratiques, nous ne pouvons que nous interroger sur les conséquences spatiales. C’est ici que je voudrais revenir sur le besoin de travailler en mode collaboratif. Il me parait indispensable que cette question de l’habiter soit travaillée, analysée, réfléchie et … mise en pratique par des équipes pluridisciplinaires. Là encore il conviendrait de travailler avec des enseignants, des étudiants, des philosophes, des designers, des sociologues, des spécialistes de sciences de l’éducation, des architectes, des psychiatres (cf mon introduction).
Construire, aménager un lieu de formation c’est nécessairement dépasser le bâtir et l’aménager. C’est penser avant tout l’habiter pour mieux l’articuler avec le processus de structuration spatiale (la construction). Habiter c’est penser les gestes, les déplacements, le rapport de l’Homme à la technologie, le rapport de l’Homme à l’Homme (ce qui signifie que l’on va au-delà du dépôt de machines dans un espace et de sa conséquence corporelle). Nous revenons ici au besoin de définir d’autres habitudes pour aller vers le « savoir dans les mains »
- Comprendre nos gestuelles c’est peut être permettre un accès à la compréhension du bien être professionnel (habitus) mais aussi par ricochet saisir aussi le mal être (individuel et institutionnel).
Ces gestes générés dans nos espaces habités, sont-ils des éléments de la construction d’un panoptisme modernisé [4], qui nous aliénerait ?Une aliénation subtile parce qu’elle serait une forme renouvelée de la servitude volontaire ? [5]. Évoquer à l’envi le besoin de collaborer et de coopérer ne traduit-il pas notre incapacité à aborder de façon franche et claire les méfaits du JE et occulter les avantages du NOUS ?
Les gestes que nous développons sont-ils au contraire une forme de libération qui nous affranchirait des modes industriels de formation construits dès le 19ème siècle ?
Peut–être sommes nous dans le domaine de l’innovation, celle qui est invisible, imperceptible mais socle de réels changements durables ?
[1] Lucie GIRARDON, La place de l’ « habiter » dans le corpus psychiatrique, contribution à une approche historique, clinique et institutionnelle http://www.orspere.fr/IMG/pdf/Lucie_Girardon.pdf
[2] Michel FOUCAULT, Surveiller et punir
[3] Martin HEIDEGGER, Essais et conférences, Gallimard, 1958
[4] Jérémy BENTHAM, le panopticon,
[5] Nicolas JOUVENCEAU , « les fondements psychiques, linguistiques et institutionnels de la servitude volontaire. L’aliénation du désir dans le registre du politique, Thèse de philosophie, École des hautes études, 2011