article de fond

Repères esthétiques, présence pédagogique par Marie Bara

Un article de Marie Bara, professeure agrégée d’arts plastiques et formatrice Arts Plastiques et numérique (Académie de Nice)

« Sans jamais remplir son projet, le bricoleur y met toujours quelque chose de soi. » Claude Lévi-Strauss [1]

Paul Virilio, dans son essai, Esthétique de la disparition, développe une réflexion sur le visible, le mouvement, la vitesse et le temps ; une réflexion sur notre réalité, le monde actuel où tout va vite, tout n’est qu’images qui défilent dans de « fugitives apparitions », «  des choses données à voir dans l’instant du regard. » [2] « Ce monde tel, que nous le voyons est, en train de passer. » [3]

Un être humain occidental « est en moyenne exposé quotidiennement à environ 2000 images, 20000 stimuli visuels, 800 mots différents (…) » Il ne retiendra que peu d’information en fin de journée. « Les trois-quarts des informations reçues par un individu sont visuels », d’où le risque d’érosion, de perte de l’information. «  Une règle est largement démontrée : pour qu’il y ait mémorisation, il doit y avoir émotion. Le logo, est une arme visuelle (…) » [4] Ces informations et règles empruntées à l’univers de la communication peuvent être transposés au monde scolaire et servir à nourrir notre réflexion. En effet l’école n’échappe pas à cette problématique du monde contemporain liée à la profusion d’informations et de stimulations. Les journées scolaires très rythmées, sont marquées par l’abondance de données, d’indications, de communications diverses. Les heures, les enseignements, les temps défilent dans un flux incessant d’informations, ce qui peut provoquer fatigue, confusion, baisse de concentration et de motivation. Essayer alors de fixer l’attention, de figer les images, de créer des rituels visuels, des repères esthétiques.

Il est souvent nécessaire de simplifier la communication, de la synthétiser. Par exemple, en utilisant des signes graphiques pour organiser, hiérarchiser, et identifier les temps et les espaces. Un pictogramme ou une flèche sont très efficaces pour donner une indication qu’il aurait fallu expliquer en une phrase plus ou moins longue. La synthèse par l’image.

Des images certes, mais pas n’importe lesquelles, pas n’importe comment, pour ne pas ajouter à l’abondance de représentations auxquelles nous sommes confrontés chaque jour. Il est question ici de réfléchir à des repères esthétiques pour marquer une présence pédagogique singulière, laisser une trace visuelle de la personnalité de son enseignement ou fixer l’empreinte de son établissement. Des signes qui incarnent une réflexion, une démarche. Créer une image, une identité visuelle pour déployer sa pédagogie, son projet. Il s’agit de faire exister son action en utilisant les principes du langage visuel. Construire une identité visuelle pour identifier et définir, pour signaler et repérer, pour fédérer et réunir.

« La question de l’identité visuelle concerne tout organisme, quelle que soit son envergure, son projet et son activité. Qu’il s’agisse d’une entreprise, locale ou internationale, d’un organisme public, de proximité ou national, d’une institution culturelle, pour exister, tous réclament d’être reconnus par le public à qui ils s’adressent. Parce que tout document ou message est un signal qui « donne à voir » l’organisme émetteur, rien ne peut donc être laissé au hasard ! » [5]

L’identité visuelle est un ensemble de signes graphiques et typographiques, de couleurs et d’images, qui vient définir une société, un lieu. Elle peut être l’ambassadrice d’un projet, d’un groupe, d’un espace, d’un établissement. Elle est un signal qui « donne à voir », une présence qui fait exister, un repère esthétique qui permet la reconnaissance de l’organisme émetteur avec ses caractéristiques et ses valeurs.
À l’image du blason d’un pays, d’une région, d’une ville, d’une famille, elle décrit et affirme une identité collective. Elle enracine dans un lieu, une histoire. L’identité visuelle sert de signe de reconnaissance et vient créer un sentiment d’appartenance.

Jean-Marie Floch, dans son ouvrage, publié en 1995, assimile les identités visuelles à la notion de « bricolage » dans le sens donné par Claude Lévi-Strauss dans la Pensée sauvage. Un mode de production de sens, une logique dans la création, un système symbolique qui implique la convocation d’un certain nombre de formes, de signes, de figures. Le bricoleur produit de la signification en collectant, en disposant et en redisposant le monde sensible. Il utilise son histoire, sa culture, ses expériences, ses références. [6] « Sans jamais remplir son projet, le bricoleur y met toujours quelque chose de soi. » [7]

Il s’agit de concevoir son identité visuelle comme un objet de sens. Un bricolage intellectuel où se croisent les images, où se mélangent les références, les recherches et les idées. Un métissage de cultures visuelles. Il n’est pas question ici de décoration, ou de faire de jolis ornements, mais bien de signes pédagogiques réfléchis pour développer un sentiment d’appartenance, entretenir la concentration et cultiver la motivation. Choisir un nom, des mots porteurs de signification, pour un projet lisible, identifiable. Co-construire une identité narrative avec les élèves, écrire une histoire, évoquer des personnages. Fabriquer une atmosphère, jouer avec une ambiance, imaginer une géographie dans sa classe. Créer un logo, un signe de ralliement, un signal positif d’appartenance à un groupe, à un projet, à un établissement, un repère identifiant un lieu, un espace. Une identité visible, une personnalité reconnaissable.

« Les fondateurs du mouvement Arts and crafts vénéraient les choses qu’ils concevaient, construisaient et utilisaient chaque jour. Ils avaient compris que chaque artisan laissait un peu de lui-même dans son travail, un vrai cadeau dont on peut profiter pendant de nombreuses années. (…) Ils pensaient que préserver la touche humaine et montrer sa personnalité dans son travail n’était pas accessoire. C’est essentiel. (..) Ces principes, utilisés par les visionnaires du design émotionnel, leur permettent non seulement d’établir un lien humain avec leur public, mais également de nourrir leur succès. Le design émotionnel utilise la psychologie et l’artisanat pour donner l’impression qu’il y a une personne, et non une machine, à l’autre bout de la ligne. » [8]

Engager émotionnellement, offrir une expérience positive, sont les principes du design émotionnel, une tendance dans la création d’objets et d’interfaces qui propose d’enrichir l’expérience des utilisateurs en proposant une dimension plus humaine, en cherchant à déclencher des émotions.

Une identité visuelle, des repères esthétiques pour tisser un lien, déclencher une émotion. Créer un lieu singulier avec des objets particuliers, une image unique pour rompre avec l’impersonnelle, le standardisé, le stéréotypé, la « machine » scolaire. Faire apparaître à nouveau une personne, une personnalité, un groupe, un enseignement dans un espace. Tenter de faire éprouver une émotion dans la salle ou l’établissement. Par la perception positive de l’espace, actionner l’envie, déclencher l’intérêt, activer le désir de travailler. Avec le mobilier, créer un changement qui marque le corps comme l’esprit. Essayer de provoquer le bien-être. Capter l’instant, fixer l’image, mémoriser l’information.

L’utilisation raisonnée de la couleur [9] est indispensable pour créer un lieu avec une personnalité. La couleur change notre perception de l’espace, elle vient l’agrandir, le dynamiser, le rythmer. Mais surtout, « la couleur est le moyen par excellence de procurer à l’architecture expressivité et sens, de lui donner une âme. La couleur joue le rôle d’une intensification spatiale [...], sans la couleur l’architecture est inexpressive, aveugle [...], la surface a besoin d’être animée, c’est-à-dire façonnée par la couleur [...]. L’homme moderne ne vit pas dans la construction, mais dans l’atmosphère suscitée par les surfaces ». [10]

Nous sous-estimons le pouvoir de l’esthétique. Une jolie couleur, une forme sympathique, un objet charmant, un espace plaisant… Tout autant de termes récurrents qui viennent souvent décrire le sentiment esthétique de façon secondaire ou péjorative. Non, l’esthétique du mobilier ou la question d’une belle salle de classe n’est pas une simple coquetterie, une décoration inutile, une fantaisie accessoire. Ces questions influencent nos perceptions qui induiront ensuite nos comportements.

« Les perceptions sont décisives (…) le design a une forte influence sur l’engagement émotionnel et l’utilisabilité. En effet, un beau design crée une réponse positive dans le cerveau, ce qui améliore en plus nos capacités cognitives : ‘’ Les choses attrayantes font du bien aux gens, et les font réfléchir de manière plus créative. En quoi cela peut-il faciliter l’’utilisation d’un objet ? Tout simplement en permettant aux gens de trouver plus aisément des solutions aux problèmes qu’ils rencontrent. ‘’ Donald Norman décrit là l’effet esthétique-utilisabilité. C’est un fait, les choses attrayantes fonctionnent mieux. » [11]

Imaginer donc, un lieu attrayant avec une forte identité visuelle, un lieu qui se veut différent des salles de classe traditionnelles. Développer un bel espace, l’organiser avec soin, porter une attention particulière à son aménagement, lui donner une personnalité, créer une atmosphère. Remodeler sa salle de classe, travailler l’espace comme on le ferait d’un matériau brut, aux possibilités infinies, réhabiliter la beauté du lieu pour construire des rituels visuels, des repères esthétiques. Considérer « la salle de classe comme un dispositif pédagogique », cela veut dire réfléchir à un espace de travail agréable pour développer des compétences, des apprentissages, agencer un mobilier confortable pour qu’il devienne un outil pédagogique [12] . Offrir une expérience positive, engager émotionnellement pour développer la créativité et améliorer la qualité du travail scolaire.

« Les expériences émotionnelles laissent une empreinte profonde dans notre mémoire à long terme. Nous générons des émotions et mémorisons des souvenirs dans le système limbique, une partie du cerveau. Dans son livre Brain Rules, le biologiste moléculaire John Médina dévoile la relation scientifique entre émotion et mémoire : ‘ Les événements portant une charge émotionnelle persistent beaucoup plus longtemps dans nos mémoires et on peut se les remémorer plus précisément que les souvenirs neutres. (…) Le responsable, le cortex préfrontal, partie (…) du cerveau qui régit les ‘fonctions exécutives’ comme la résolution des problèmes, le maintien de l’attention et l’inhibition des pulsions émotionnelles. (…) L’amygdale est une partie du cortex, elle « aide à créer et réguler les émotions, elle est pleine à craquer de dopamine, un neurotransmetteur qu’elle utilise comme un assistant utiliserait des post-it. Quand le cerveau détecte un événement émotionnellement chargé, l’amygdale, libère la dopamine dans le système. Comme la dopamine facilite grandement la mémorisation et le traitement des informations, c’est un peu comme si on écrivait « souviens-toi de ça » sur un post-it. Quand le cerveau colle un post-it chimique sur une information donnée, cette information est traitée de manière robuste. C’est ce que veulent tous les professeurs, parents et publicitaires. » [13]

La raison très pratique pour qu’émotions et mémoire soient aussi liées est que cela permet aux êtres humains de pouvoir répéter volontairement les expériences positives et de pouvoir reconnaître les expériences négatives. « Le post-it chimique », cette libération de neurotransmetteurs est apaisante. Cet effet de bien-être est utilisé dans le design d’interface et peut tout à fait être exploité dans le monde éducatif pour créer un cercle vertueux. Tenter de déclencher un stimulus émotionnel positif pour engager les élèves dans cette nouvelle relation. En effet afficher une identité, rendre visible une personnalité pour un espace ou un projet, permet de former un lien émotionnel comme s’il s’agissait d’un autre être humain, une manière puissante de construire une relation pédagogique et un souvenir éducatif positif.

D’autres repères visuels très efficaces peuvent participer à construire ce lien et donner une impression d’interaction avec le lieu. Par exemple, des messages de tailles plus ou moins importantes, sur les murs, pour encourager, accompagner, questionner. Comme si l’espace s’adressait directement à ces usagers, la salle de classe directement aux élèves. Il est important également d’imaginer un lieu dans lequel il y a la possibilité de faire des choix. L’utilisation de la théorie du Nudge, littéralement « coup de pouce » en anglais, peut participer à inspirer la bonne décision. Ce concept des sciences du comportement, théorisé par Richard Thaler et Cass Sunstein est une technique utilisée par le marketing pour inciter des individus ou groupe humains à changer leurs comportements ou faire les bons choix sans être sous contrainte ni obligation et qui n’implique aucune sanction.

« Le Nudge est un aspect de l’architecture du choix qui modifie le comportement des gens de manière prévisible sans leur interdire aucune option ou modifier de manière significative leurs motivations (…). Pour ressembler à un simple « coup de pouce », l’intervention doit être simple et facile à esquiver. Les « coups de pouce » ne sont pas des règles à appliquer. Mettre l’évidence directement sous les yeux est considéré comme un coup de pouce. Interdire uniquement ce qu’il ne faut pas faire ou choisir ne fonctionne pas. » [14]

L’identité visuelle est une manière d’affirmer une présence pédagogique au travers de repères esthétiques divers : l’emploi d’une signalétique, le déploiement de pictogrammes, la création d’un logotype, l’agencement d’un mobilier particulier, l’utilisation raisonnée de la couleur, la définition d’un projet, le choix d’un nom, d’une image… Tout autant de balises visuelles destinées à développer un sentiment d’appartenance, entretenir la concentration, cultiver la motivation et le plaisir d’apprendre. Utiliser le langage visuel comme un coup de pouce pédagogique pour capter l’instant, fixer l’image, mémoriser l’information.

Notes

[1Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962.

[2Paul Virilio, esthétique de la disparition, édition Galilée, 1989.

[3Paul de Tarse dans Paul Virilio, esthétique de la disparition, édition Galilée, 1989.

[4Assaël Adary, Céline Mas, Marie-Hélène Westphalen, Communicator, édition Dunod, 2018, p 215.

[5Damien Gautier et Florence Roller, Concevoir une identité visuelle, édition 205, collection M.A.X., 2019, p 5.

[6Jean-Marie Floch, Identités visuelles, PUF, 1995.

[7Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962.

[8Aaron Walter, Design émotionnel, édition Eyrolles, 2012, p2-3.

[10Van Straaten Evert, « La couleur dans l’espace et le temps de Theo van Doesburg », in L’Aubette ou la couleur dans l’architecture, Strasbourg, éditions des Musées de Strasbourg, 2006, p. 115.

[11Aaron Walter, Design émotionnel, édition Eyrolles, 2012, p 28

[12Marie Bara, l’Atelier Arts Lab, in Vincent Faillet, Remodeler sa salle de classe et sa pédagogie, édition Canopé, 2019.

[13Aaron Walter, Design émotionnel, édition Eyrolles, 2012, p13

[14Richard H. Thaler, Cass R. Sunstein, Nudge, comment inspirer la bonne decision, pocket, 2008.